“Il faut une action publique locale partenariale et affranchie des prés carrés administratifs”
Pourquoi fallait-il “50 cartes à voir avant d’aller voter” dans la perspective de la prochaine élection présidentielle ?Le point de départ de l’ouvrage est la lassitude, sinon l’inquiétude et la colère, ressenties vis-à-vis de l’état du débat public dans le pays. Le début de campagne présidentielle a été littéralement saturé par les idées reçues, les analyses caricaturales et les grilles de lecture simplistes (“France périphérique”, “archipel français”, “insécurité culturelle”, “grand remplacement”, etc.). La situation n’a pourtant jamais été aussi compliquée ! Des repères qui semblaient immuables s’effritent ; les innovations et les circulations s’accélèrent ; les crises, sociales comme écologiques, prennent une intensité inédite. Contrairement à ce que semblent penser nos dirigeants, les Français aspirent à des débats sérieux pour mettre en discussion les grandes options stratégiques susceptibles de redéfinir un avenir commun dans un monde incertain. Leurs aspirations à bien vivre et leurs attentes d’améliorations concrètes ne signifient nullement qu’ils sont imperméables à la complexité et seulement capables de s’intéresser aux problèmes du quotidien – en témoigne l’accueil favorable réservé au grand débat national ou à la Conférence citoyenne sur le climat en 2019. Dans ce contexte, quelques mois avant une élection décisive, il nous a semblé important de documenter aussi rigoureusement que possible l’état de la France, d’analyser les dynamiques à l’œuvre et d’identifier les enjeux de demain… avec l’objectif de différencier les “faux débats” qui parasitent le débat public des “vraies questions” (théoriques comme très concrètes) dont il faut que le pays s’occupe collectivement. Et de tout faire pour que la discussion contradictoire et l’argumentation remplacent le clash et la polémique. L’ouvrage rassemble 50 cartes et 100 graphiques issus de données statistiques fiables, mais aussi des textes écrits à quatre mains mobilisant les travaux les plus récents en sciences sociales. Il est structuré autour de 5 sujets qui traversent la campagne présidentielle depuis plusieurs mois : la France est-elle en déclin ? “C’était mieux avant” ? La société française s’est-elle transformée en archipel de communautés ? La politique ne peut-elle plus rien ? “No future” ? Il ne revient évidemment pas aux chercheurs de dire quelles sont les bonnes ou les mauvaises réponses à ces questions – il s’agit d’une responsabilité éminemment politique ! Mais le sérieux que l’on accorde à la façon de sélectionner les données et de les mettre en perspective a des conséquences sur la construction des controverses et, finalement, sur la qualité des échanges, leur richesse, leur utilité.
La crise sanitaire n’en a pas moins renforcé les aspirations à un nouvel acte de décentralisation, sur fond de critiques adressées à un État jugé rigide et inefficace. Pourtant, les collectivités locales ont elles aussi largement contribué à la pagaille généralisée.
Vos cartes, graphiques et statistiques viennent en appui de votre propos, par exemple sur les impasses de la décentralisation. Pourquoi ne faut-il pas “plus” mais “mieux” décentraliser, selon vous ?Notre quatrième chapitre instruit, à charge et à décharge, le procès de l’impuissance politique. Les impasses de la décentralisation en sont à la fois l’une des causes et des conséquences. Dans les années 1970, la décentralisation incarnait la promesse politique d’une société́ organisée sur une base locale. La situation a radicalement changé à partir des années 1990, quand elle s’est transformée en question technique, en affaire de répartition de compétences et de rationalisation budgétaire. Le législateur a organisé une spécialisation des compétences selon les échelons administratifs. Ce “millefeuille”, selon l’expression consacrée, est devenu incompréhensible pour les Français. Dans l’une des doubles pages du livre, nous représentons sous la forme d’un jeu de l’oie la journée type d’une famille : la démultiplication de leurs pratiques et de leurs lieux de vie fait qu’ils ont affaire à pas moins de 8 institutions publiques du matin au soir ! Le domaine de l’éducation pousse cette logique jusqu’à l’absurde : les écoles sont gérées par les communes, les collèges par les départements, les lycées par les régions et les universités par l’État (dont le ministère gère tous les enseignants). Ce n’est donc pas un hasard si la crise démocratique touche désormais jusqu’aux élus locaux : à l’occasion des dernières municipales, les maires ont été élus par à peine 20 % des inscrits ! Cette désaffection n’est pas le signe d’un désintérêt des citoyens pour la politique. Le sentiment qui domine est plutôt que leurs dirigeants ont perdu tout pouvoir (face aux marchés, aux grandes firmes, à la haute administration, etc.). Sur ce sujet aussi, la façon dont la décentralisation a été menée n’est pas exempte de reproches : pour permettre aux élus d’intervenir à la “bonne échelle”, elle a paradoxalement éloigné la décision politique des citoyens.La crise sanitaire n’en a pas moins renforcé les aspirations à un nouvel acte de décentralisation, sur fond de critiques adressées à un État jugé rigide et inefficace. Pourtant, les collectivités locales ont elles aussi largement contribué à la pagaille généralisée. Par exemple, régions, départements, intercommunalités et communes se sont livrés, le plus souvent sans la moindre concertation, à une “guerre des masques” qui a rapidement viré à la surenchère, sur fond de concurrences territoriales ou d’opérations de communication. Dans le même temps, presque tous les élus, à l’instar d’Anne Hidalgo, maire de Paris, ont demandé un “commandement fort à l’échelle de l’État” et approuvé sans réserve l’imposition d’un confinement uniforme, les transferts de malades d’une région à l’autre, mais aussi l’ouverture des vannes budgétaires pour prévenir un effondrement économique et social – autant de pratiques inenvisageables dans les pays fédéraux ou en cours de fédéralisation, comme l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie. En réalité, la pandémie a surtout montré que l’efficacité des pouvoirs publics était conditionnée à la coordination de l’État et ses services avec toutes les strates de collectivités territoriales, mais aussi avec les entreprises publiques et privées, les associations et les collectifs issus de la société civile. Ces coopérations à géométrie variable sont appelées à se renforcer du fait des enjeux de préservation environnementale, par nature systémiques. Elles ouvrent la voie à une action publique territoriale plus horizontale et plus partenariale, affranchie des prés carrés administratifs.
Le clivage supposé irréductible entre deux France, celle « d’en haut » et celle « d’en bas », celle des « gagnants » et celle des « perdants », celle des habitants « de quelque part » et ceux de « nulle part » est une lubie.
Concernant les territoires, vous observez qu’opposer “gagnants” et “perdants” ne règle aucun problème…Il ne s’agit pas de passer sous silence les effets de la mondialisation, qui est par essence sélective et source d’inégalités sociales comme spatiales. Il ne s’agit pas de nier que la contraction des dépenses de l’État et des collectivités, ainsi que les injonctions récurrentes à la “rationalisation” de leurs activités, ont conduit à de nombreuses fermetures de services publics de proximité́ (tribunaux, hôpitaux, casernes, bureaux de poste), notamment dans les espaces peu denses – nos cartes en témoignent. Il s’agit de rappeler que les disparités s’inscrivent désormais à des échelles microgéographiques. Comme le disait le géographe Roger Brunet il y a vingt-cinq ans déjà, “le territoire français a plus d’une pente” : la fragilité socioéconomique traverse les territoires bien plus qu’elle ne découpe le pays en grands blocs.Repris d’une façon ou d’une autre par presque tous les candidats, le clivage supposé irréductible entre deux France, celle “d’en haut” et celle “d’en bas”, celle des “gagnants” et celle des “perdants”, celle des habitants “de quelquepart” et ceux de “nulle part” est une lubie éditoriale que toutes les études sérieuses ont invalidée et dans laquelle les Français eux-mêmes ne se reconnaissent pas ! Il oublie que la société française, bien que façonnée par des inégalités durables et profondes, est une société mobile, qui autorise chacun à occuper plusieurs positions sociales dans différents espaces tout au long de la vie.De la même façon, en matière de politique publiques, l’État n’a jamais “abandonné” les campagnes et les petites villes au profit des métropoles et de leurs banlieues. Depuis 1979, il verse des dotations aux collectivités pour financer leur fonctionnement ; en la matière, nos cartes et graphiques montrent que le Rhône ou l’Île-de-France sont proportionnellement nettement moins bien lotis que la Haute-Loire ou la Lozère, alors que les difficultés sociales y sont autrement plus intenses ! Par ailleurs, il y a toujours plus de fonctionnaires (enseignants, juges) et d’élus par habitant dans les zones rurales que dans les périphéries urbaines, tandis que les déserts médicaux se trouvent aussi bien dans certaines campagnes (sud du Centre, nord de la Bourgogne) qu’en Seine-Saint-Denis ou en outre-mer. Aucun responsable ne peut aujourd’hui prétendre construire des politiques de solidarité susceptibles de concilier innovation, transition écologique et justice sociale et spatiale sur la base de représentations binaires et purement victimaires.
Vous soulignez que le made in France est davantage un savoir-faire qu’un système productif organisé. La réindustrialisation est-elle toutefois à l’œuvre ? Où la France se situe-t-elle en matière d’innovation et d’attractivité ?Tout d’abord, nos cartes et graphiques illustrent le formidable enrichissement du pays depuis quarante ans – et le fait que cette tendance se poursuivra dans les prochaines décennies ! Même si la France sera dépassée par les géants démographiques que sont l’Inde, le Brésil, l’Indonésie et sans doute le Nigeria, la création de richesse par habitant ne cessera d’augmenter. Le dynamisme de la Suisse ou d’Israël montrent qu’en matière de puissance économique, la taille d’un pays ne fait pas tout. Cette évolution se heurte toutefois à deux écueils.D’une part, la croissance du revenu national ne profite pas également à tous. Certes, les mécanismes de redistribution et de protection sociale permettent, en France plus qu’ailleurs, de limiter les effets délétères d’une mondialisation qui a profité à presque tout le monde sauf aux catégories populaires des pays occidentaux. Ils ne suffisent cependant pas à compenser l’augmentation des dépenses contraintes des ménages, qui obère dans une large mesure leur “pouvoir de vivre”. Dans le même temps, la hausse vertigineuse des grandes fortunes (+ 439 % de milliardaires français entre 2000 et 2020 !) aggrave les inégalités intergénérationnelles et alimente un fort sentiment d’injustice. À terme, ces effets pourraient se combiner pour favoriser le développement d’une société plus rentière qu’entrepreneuriale.D’autre part, si la France reste une grande puissance économique en Europe et dans le monde, elle souffre de fragilités structurelles. Les exportations augmentent régulièrement (520 milliards d’euros en 2020, soit un doublement en vingt-cinq ans), mais elles sont tirées par quelques multinationales qui occupent des positions dominantes dans des secteurs historiques (aéronautique, armes, luxe, énergie), alors que les exportations progressent dans tous les domaines et creusent un déficit durable dans le solde commercial. Malgré de remarquables capacités d’adaptation et un déploiement désormais lui aussi mondialisé, les PME françaises sont plus modestes et plus fragiles que leurs voisines allemandes ou italiennes. Par ailleurs, si l’économie française est historiquement très connectée au monde, en lien avec un passé colonial qui a inscrit dans la durée des relations commerciales privilégiées, elle reste insuffisamment reliée aux marchés des pays émergents, les plus porteurs. À l’échelle mondiale, le made in France parle peu aux consommateurs, en dehors de quelques produits très spécifiques. Enfin, alors que la main-d’œuvre française se distingue par sa productivité et son haut niveau de formation, la chute prononcée des investissements dans l’enseignement supérieur et la recherche commence à se faire sentir : le nombre de publications et de brevets est en baisse, le marché du travail national est de moins en moins attractif pour les jeunes diplômés étrangers, etc. L’économie française n’est donc pas en déclin, mais confrontée à de profondes transformations qui bousculent à la fois les secteurs d’activité, les générations, les territoires.
Propos recueillis par Sylvain Henry
* 50 cartes à voir avant d’aller voter, un atlas pour éclairer les enjeux des élections, Aurélien Delpirou, Frédéric Gilli, éditions Autrement, 128 pages, 12,90 euros.
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