Les lycéens, le droit a la critique des religions et les formes de contestations de la laïcité à l’école
Menus halal, toilettes séparées, contestation des cours…
Quelle est l’ampleur des formes de séparatisme religieux à l’Ecole ?
Tablées, toilettes ou robinets séparés en fonction de la religion des élèves, cours sur l’égalité des sexes contestés au nom de la religion, refus de donner la main à un(e) camarade, requêtes de menus conformes aux normes confessionnelles… Contrairement aux idées reçues, la loi interdisant les signes religieux à l’Ecole (2004) n’empêche pas les tensions nées des diverses formes d’affirmations identitaires affectant le contenu des cours aussi bien que l’organisation d’autres aspects de la vie scolaire (ex : cantine, sorties scolaires…). Or, alors que les premiers travaux mettant en exergue ces problèmes remontent à près d’une vingtaine d’années[1], les données permettant de mesurer précisément cette poussée du religieux à l’Ecole manquent encore cruellement : la majorité des académies estimant que les différentes voies de signalement existantes (ex : VALEREP) ne donnent qu’une vision “très incomplète de la réalité des atteintes au principe de laïcité en milieu scolaire”[2].
Afin de mieux cerner l’ampleur des tensions identitaires et des refus d’activités pédagogiques que ces revendications religieuses provoquent en milieu scolaire, la LICRA et son magazine DVD ont commandé à l’Ifop une enquête visant à évaluer dans quelle mesure les lycéens sont confrontés dans leur scolarité à ces entorses au principe de neutralité religieuse. Pour cela, l’Ifop a un mis en place un dispositif d’étude reposant sur un échantillon représentatif d’un millier de lycéens qui permet, entre autres, d’évaluer le rôle que peuvent jouer sur le sujet certains contextes sociaux ou scolaires comme le fait d’être dans une banlieue « pauvre » ou un lycée classé « prioritaire » (selon l’OZP).
Au regard de cette étude, force est de constater que les manifestations identitaro-religieuses qui affectent la vie scolaire sont loin d’être un phénomène marginal : plus de la moitié des élèves inscrits dans le second cycle du second degré y ont déjà été exposés au moins une fois et leur exposition à ces problèmes est encore plus massive dans les établissements marqués du sceau de la relégation sociale ou scolaire. Ces jeunes, et tout particulièrement les lycéens musulmans et/ou scolarisés dans les lycées classés « prioritaire », se distinguent aussi par un fort attachement au « respect » des religions et donc par une forte réticence à toute forme d’irrévérence envers les dogmes et personnages religieux.
Les dix chiffres clés de l’enquête
- Plus d’un lycéen sur deux (55%) a déjà été confronté à une forme d’expression du fait religieux en milieu scolaire, les plus répandues étant les demandes de menus « confessionnels » (47%), les refus d’activités pédagogiques des jeunes filles au nom de leur religion – 31% pour des cours de natation et 26% pour des cours d’EPS mais aussi un rejet des références religieuses de certaines activités pédagogiques (24% de refus d’entrer dans un édifice religieux) ou des moments de vie scolaire (27% de contestations des repas de Noël).
- D’autres expressions des identités religieuses illustrent une forme de “séparatisme” d’une partie des élèves ou, du moins, une volonté d’entre-soi durant certains moments de vie scolaire. En effet, 16% des lycéens du public ont déjà constaté l’organisation à la cantine de tables en fonction de la religion (33% dans les lycées classés « prioritaires »), 15% des WC séparés en fonction de leur religion (30% en milieu « prioritaire ») et 13% l’institution de robinets réservés aux élèves en fonction de confession (32% en milieu « prioritaire »).
- De manière générale, les lycées situés dans des banlieues sensibles semblent particulièrement exposés à ces formes d’expressions du « religieux » : 63% des lycéens inscrits dans un établissement classé « prioritaire » en ont déjà observé au cours de leur scolarité. Et la différence d’exposition avec les autres établissements est souvent significative comme par exemple pour les refus de donner la main à un(e) camarade, rapportés par 46% des lycéens en milieu « prioritaire » contre seulement 15% dans les autres établissements.
- Près d’un lycéen sur deux du secteur public (48%) rapporte avoir aussi déjà observé des élèves contester le contenu même des enseignements au nom de leurs convictions religieuses. Et il n’y a pas vraiment de cours qui soient beaucoup plus affectés que les autres : environ trois lycéens sur dix en ont déjà constaté lors d’un cours d’EMC (34%) ou évoquant la laïcité (30%), lors de cours sur des questions liées à la mixité (32%) ou consacré à l’égalité filles-garçons (31%) ou encore lors de cours d’éducation physique et sportive (29%).
- Là-aussi, ces tendances nationales affectent plus lourdement les espaces de relégation sociale et scolaire. Ainsi, les élèves inscrits dans un établissement classé « prioritaire » (selon l’OZP) sont beaucoup plus nombreux (74%) que les autres (44%) à avoir déjà observé au moins une forme de contestation d’un cours. Cette surexposition se retrouve notamment dans la contestation des cours portant sur la mixité filles-garçons (rapportés par 51% des élèves en milieu « prioritaire) ou les cours d’éducation sexuelle (58% en milieu « prioritaire »).
- Dans leur ensemble, ces différentes formes de contestation des cours au nom de la religion ne sont soutenues que par une minorité de lycéens : seuls 21% des lycéens ont déjà partagé personnellement le fond de ces revendications identitaires. Cependant, certaines fractions de la population lycéenne partagent beaucoup le point de vue des élèves à l’origine de ces contestations, au premier rang desquels les élèves musulmans (49%), ceux appartenant à une minorité ethnique[3] (49%) ou inscrits dans un établissement classé « prioritaire » (53%).
- De même, si les différentes formes d’expression du religieux pouvant affecter la vie scolaire ne sont soutenues que par un lycéen sur quatre (26%), elles le sont dans des proportions beaucoup plus fortes par les élèves musulmans (40%), « non-blancs » (49%) ou inscrits dans un lycée « prioritaire » (53%). Ces revendications semblent bien le produit d’une demande sociale qui s’exprime partout mais particulièrement dans les quartiers socialement défavorisés caractérisés par une faible mixité sociale et culturelle.
- Le soutien de ces élèves à ces expressions de religiosité en milieu scolaire tient sans doute beaucoup au « respect » qu’ils accordent aux religions. L’idée selon laquelle « les règles édictées par leur religion sont plus importantes que les lois de la République » est par exemple beaucoup plus partagée par les lycéens (43%) que les adultes (20%) : les élèves musulmans se distinguant eux-mêmes des autres élèves par un niveau d’adhésion massif à cette idée (65%).
- Ce clivage entre jeunes et moins jeunes d’une part, et entre les jeunes musulmans et le reste de la jeunesse d’autre part, se retrouve dans le soutien plus fort que les lycéens (39%, contre 18% des Français adeptes d’une religion) apportent à l’idée selon laquelle leur « religion est la seule vraie religion, sachant que là aussi, les élèves musulmans se distinguent en partageant très largement ce point de vue (65%, contre seulement 27% des catholiques).
- Enfin, la question du droit à la critique des religions à l’Ecole met encore plus en exergue le fossé existant entre les élèves musulmans et les autres sur ces sujets. En effet, alors que la majorité des lycéens (61%) soutiennent le droit des enseignants à « montrer (…) des caricatures se moquant des religions afin d’illustrer les formes de liberté d’expression », ce n’est le cas que de 19% des musulmans. La plupart (81%) désapprouvent ce genre de pratique, au point qu’un sur quatre (25%) ne « condamnent pas totalement » l’assassin de Samuel Paty.
L’analyse complète de l’enquête
1 – Des atteintes au principe de laïcité particulièrement répandues, notamment dans les banlieues populaires
Au regard des résultats de cette étude, les incidents relevés dans le rapport de l’Inspection générale de 2004 et récemment actualisés dans un essai paru en 2020[7] sont loin d’être « anecdotiques ». Au contraire, ils concernent une proportion importante de la population lycéenne, voire très majoritaire en éducation prioritaire.
Plus d’un lycéen sur deux (55%) a déjà été confronté à une forme d’expression du fait religieux en milieu scolaire, les plus répandues étant les demandes de menus « confessionnels » (47%), les refus d’activités pédagogiques des jeunes filles au nom de leur religion – 31% pour des cours de natation et 26% pour des cours d’EPS, mais aussi un rejet des références religieuses de certaines activités pédagogiques (24% de refus d’entrer dans un édifice religieux) ou moments de vie scolaire (27% de contestations des repas de Noël).
D’autres expressions des identités religieuses illustrent chez une partie des élèves une volonté de vie scolaire séparée. En effet, 16% des lycéens du public ont déjà constaté l’organisation à la cantine de tables en fonction de la religion (33% dans les lycées classés « prioritaires »), 15% des WC séparés en fonction de leur religion (30% en milieu « prioritaire ») et 13% l’institution de robinets réservés aux élèves en fonction de confession (32% en milieu « prioritaire »).
De manière générale, les lycées situés dans des banlieues sensibles semblent particulièrement exposés à ces formes d’expressions du « religieux » : 63% des lycéens inscrits dans un établissement classé « prioritaire » en ont déjà observé au cours de leur scolarité. Et la différence d’exposition avec les autres établissements est souvent significative comme par exemple pour les refus de donner la main à un(e) camarade, rapportés par 46% des lycéens en milieu « prioritaire » contre seulement 15% dans les autres établissements.
2 – Une « poussée du religieux » qui s’immisce jusque dans le contenu des cours
Si ces formes d’expression religieuse peuvent affecter les divers aspects de la vie scolaire, cette « poussée du religieux » (Iannis Roder) se traduit aussi par une remise en cause du contenu même des enseignements.
Ainsi, près d’un lycéen sur deux du secteur public (48%) rapporte avoir déjà observé au cours de sa scolarité de contenus d’enseignement contestés au nom de convictions religieuses. Et il n’y a pas vraiment de cours qui soient beaucoup plus affectés que les autres : environ trois lycéens sur dix en ont déjà constaté lors d’un cours d’EMC (34%) ou évoquant la laïcité (30%), lors de cours sur des questions liées à la mixité (32%) ou consacré à l’égalité filles-garçons (31%) ou encore lors de cours d’éducation physique et sportive (29%). De plus, la même proportion d’élèves du public en a déjà vu dans des cours d’histoire-géographie (30%) ou de SVT (29%). Seuls les cours d’éducation artistique (22%) semblent faire un peu moins l’objet d’altercations au nom de la religion.
Mais au-delà des tendances concernant l’ensemble du territoire métropolitain, il est très important de relever que ces problèmes affectent particulièrement certains espaces de relégation sociale et scolaire. Ainsi, les élèves inscrits dans un établissement classé « prioritaire » (selon l’OZP) sont beaucoup plus nombreux (74%) que les autres (44%) à avoir déjà observé au moins une forme de contestation d’un cours.
Dans leur ensemble, ces différentes formes de contestation des cours au nom de la religion ne sont soutenues que par une minorité de lycéens : seuls 21% des lycéens ont déjà soutenu au moins fois une des ces revendications identitaires. Cependant, certaines fractions de la population lycéenne partagent fortement le point de vue des élèves à l’origine de ces contestations, au premier rang desquels les élèves musulmans (49%), appartenant à une minorité ethnique (49%) ou inscrits dans un établissement classé « prioritaire » (53%).
3 – « Touche pas à mon Dieu »… Des lycéens beaucoup plus orthodoxes que leurs ainés dans leur rapport à la religion
Le soutien de ces élèves à ces expressions de religiosité en milieu scolaire tient sans doute beaucoup à la conception particulière qu’ils ont des religions. L’analyse du rapport des lycéens à la religion dans la société en général et à l’Ecole en particulier met ainsi en lumière un double clivage : celui entre les jeunes et le reste des Français d’une part, celui entre les jeunes musulmans et le reste de la jeunesse d’autre part.
Interrogés sur leur rapport à la religion, les lycéens s’avèrent ainsi deux fois plus nombreux (40%) que l’ensemble des Français (23%) à estimer que « les règles édictées par leur religion sont plus importantes que les lois de la République », sachant que leur position sur le sujet est « tirée vers le haut » par les réponses des musulmans qui y adhèrent, eux, très majoritairement (à 65%). Cette position particulière des musulmans sur ces questions tient sans doute au rapport beaucoup plus orthodoxe qu’ils entretiennent avec la religion, les jeunes musulmans se distinguant par leur capacité accrue à se conformer aux injonctions de la religion à laquelle ils sont rattachés culturellement.
Mais cette orthopraxie est loin d’être une spécificité des musulmans : une forte proportion d’élèves inscrits dans des lycées classés « prioritaires » (76%), perçus comme « non-blancs » (60%) ou vivant dans des banlieues populaires (55%) partagent également majoritairement leur point de vue sur la hiérarchie entre les normes civiles et religieuses. D’après Olivier Galland, il faut peut-être y voir le fruit d’un « phénomène d’acculturation leur faisant rejoindre les opinions de leurs camarades musulmans lorsque ceux-ci sont très représentés dans l’espace scolaire » [8].
Ce hiatus entre les lycéens et le reste de la population se retrouve dans le soutien plus fort qu’ils apportent à l’idée que leur « religion est la seule vraie religion » : 39% des lycéens partagent cette idée, contre à peine 18% des adultes ayant une confession. Et là aussi, les élèves musulmans se distinguent en partageant ce point de vue dans une proportion beaucoup plus forte (65%) que chez les catholiques (27%).
4 – Une critique des religions dans l’espace scolaire qui ne passe pas chez les élèves musulmans
Dans cette jeunesse populaire très attachée aux préceptes religieux et à la notion de « respect », on observe aussi une moindre acceptation des formes d’irrévérence envers les dogmes religieux au point de se traduire par une condamnation moins ferme des violences.
De manière générale, le choix – adopté par Samuel Paty – de présenter des dessins se moquant des religions est moins soutenu par les lycéens (61%) que par l’ensemble des Français (73%). Mais cette question du droit à la critique des religions dans l’enceinte scolaire met surtout en exergue le fossé existant sur ce plan entre les musulmans et le reste de cette jeunesse scolarisée dans le second degré. En effet, alors que la plupart des lycéens jugent majoritairement « justifié que les enseignants puissent montrer à leurs élèves (…) des caricatures se moquant des religions afin d’illustrer les formes de liberté d’expression », ce n’est pas le cas des jeunes musulmans qui s’y opposent massivement (à 81%).
De même, si la très grande majorité des lycéens « condamnent totalement » (à 87%) l’assassinat de Samuel Paty, la désapprobation radicale de ce meurtre fait moins l’unanimité chez les élèves musulmans : 9% d’entre eux « condamnent l’assassin mais partagent certaines de ses motivations », 9% se disent indifférents à son égard et 4% « ne le condamnent pas ». Au total, un quart des élèves musulmans n’expriment donc pas une condamnation totale de l’assassin de Samuel Paty, soit deux fois (25%) que ce que l’on observe en moyenne chez l’ensemble des lycéens (13%). Mais cette indifférence à l’égard du meurtre du professeur tient aussi beaucoup au contexte scolaire dans lequel les élèves étudient : les lycéens ne condamnant pas son assassinat (8% en moyenne) étant particulièrement surreprésentés en milieu d’éducation prioritaire (21%) et chez les élèves ayant le sentiment d’être dans un « mauvais lycée » (31%).
François Kraus, directeur du pôle « Politique / Actualités » de l’Ifop
Méthodologie
Etude Ifop pour LICRA et le Droit de Vivre réalisée en ligne du 15 au 20 janvier 2021 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 006 lycéens âgés de 15 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, type d’enseignement, filière et niveau, secteur, académie, affiliation religieuse) à partir de des statistiques du ministère de l’Education (RERS 2020) et de celles de l’Institut Montaigne.
[1] Voir notamment les travaux pionniers sur le sujet coordonnés par Georges Bensoussan (Les Territoires perdus de la République, 2002) et Jean-Pierre Obin (Les signes etmanifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, 2004).
[2] Inspection générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche, L’application du principe de laïcité dans les établissements scolaires de l’enseignement public : état des lieux, avancées et perspectives, novembre 2019
[3] Cette enquête intègre une variable « ethnique » selon les recommandations de la CNIL qui permet « d’aborder le critère de « l’origine » à partir de données (…) subjectives portant sur le ressenti d’appartenance ou sur la manière dont la personne estime être perçue par autrui » (CNIL / Défenseur des Droits – – 2012)
[4] Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République, Mille et une nuits, 2002
[5] Jean-Pierre Obin (dir.), Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, La Documentation française, 2004
[6] Jérôme Fourquet et Sylvain Manternacht, L’an prochain à Jérusalem ?, Editions de l’Aube, 2016
[7] Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, 2020
[8] Olivier Galland, La laïcité au prisme du regard des jeunes, Telos, 1er décembre 2019.
[9] Anne Muxel et Olivier Galland, La tentation radicale, PUF, 2018
[10] Hugo Micheron, Le jihadisme français, quartiers, Syrie, prisons, Gallimard, 2020
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